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Du déclin au renouveau de la France
Avançant sur la route tracée par De Gaulle, la France est une puissance moyenne et moderne qui retrouve le chemin du succès et rend service aux Américains en marquant sa différence

TIME Magazine

A la fin de ses mémoires de guerre, Charles De Gaulle évoquait “la vieille France, écrasée par l’Histoire, meurtrie par les guerres et les révolutions, passant sans cesse de la grandeur au déclin et du déclin à la grandeur, mais régénérée siècle après siècle par le génie du renouveau.” Voilà sans doute le meilleur raccourci du destin historique de la France.


La France de l’an 2000 a de nombreuses raisons d’être satisfaite. S’ils refont surface de temps à autre, les vieux démons d’une France décadente qui angoissaient tant les intellectuels à la fin du XIXe siècle et ont hanté plus encore l’entre-deux-guerres ont disparu.


Dans une Europe divisée et dominée par deux géants, l’adaptation au monde de l’après-guerre fut un drame particulièrement pénible en France. La montée des superpuissances et la révolte des peuples colonisés entamèrent sérieusement le pouvoir, le statut et le prestige des vieilles nations européennes—au moment précis où la France essayait de se moderniser et de retrouver sa place. Pourtant, la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale et les efforts d’un groupe remarquable de hauts fonctionnaires conduisirent à ce que de nombreux observateurs étrangers avaient alors jugé impossible: une véritable révolution industrielle, associée à la modernisation de l’agriculture française, sous l’égide d’un Etat qui savait canaliser et récompenser les énergies des entrepreneurs et des jeunes agriculteurs.


Et ce n’était pas rien. Les Trente Glorieuses (qui n’ont duré en fait que vingt ans) ont fait de la France la quatrième plus grande puissance industrielle et le principal exportateur de nourriture en Europe. C’est seulement quelques années plus tard que vint l’autre révolution: l’avènement de l’ère de l’information, de la mondialisation et du monde des services et des communications instantanées. Là encore, les pessimistes ne manquaient pas en France et à l’étranger: c’était plus que les Français ne pouvaient affronter; quant à l’Etat qui avait organisé les transformations économiques des années 50 et 60, il était à présent l’obstacle principal à la libération des initiatives individuelles requises par cette nouvelle ère. Une fois de plus, ils se trompaient. Ils n’avaient pas pris en compte ce “génie du renouveau” mentionné par De Gaulle, nourri d’une part par les qualités humaines des travailleurs, des ingénieurs et des entrepreneurs—intelligents, inventifs et courageux—et, d’autre part, par une ambition collective de ne pas rester sur la touche dans la course mondiale.


Bien sûr, cette transformation assez radicale de la société française eut lieu à la française. L’Etat a desserré son emprise sur la société, la flexibilité du travail a augmenté, et le rôle du milieu associatif s’est accru. L’Etat demeure cependant un aiguillon, un tuteur et un soutien financier. L’Etat, sous les gaullistes comme sous les socialistes, a libéré la France d’une inflation chronique, pratiqué la rigueur monétaire et privatisé les entreprises publiques ou les a rendues plus compétitives.


Deux autres transformations ont conduit à ce renouveau social. La première est institutionnelle: la Constitution de la Ve République a donné à la France une stabilité grâce à un exécutif fort – stabilité inexistante sous la IIIe et la IVe République. L’élection du président au suffrage universel, s’il n’a pas réduit le nombre des partis, a au moins conduit à la formation de deux coalitions qui, comme aux Etats-Unis, ont besoin de courtiser leurs partisans et l’électorat du centre. De plus, la Constitution s’est révélée bien plus flexible que l’on aurait pu l’imaginer, puisqu’elle a permis avec succès des périodes de cohabitation entre un Premier ministre et un président issus de deux coalitions différentes, situation que De Gaulle n’avait jamais envisagée. L’autre changement important a été l’ouverture de la France au monde extérieur. Il y a cinquante ans, les Français (surtout Jean Monnet et Robert Schuman) ont franchi un pas décisif en lançant la construction européenne. L’établissement progressif d’un marché unique européen nécessitait le démantèlement du légendaire protectionnisme français (sauf en agriculture). Cette évolution a permis au monde des affaires et de la finance français de s’imposer dans le tourbillon mondial des fusions et des alliances. L’intégration européenne, elle aussi, a été menée à la française. Attachés à leur nation et à leur Etat, les hauts fonctionnaires français ont abandonné leur rêve d’Etats-Unis d’Europe, au profit d’une sorte de compromis, une “union des nations,” selon les termes de Lionel Jospin, avec une économie et une monnaie commune, et des institutions qui obligent ces pays à coopérer dans tous les domaines—y compris la diplomatie et la défense—et où l’Etat-nation ne peut plus être le seul acteur efficace de l’avenir du pays. Les partisans intransigeants d’une souveraineté nationale absolue ont plus d’éloquence que d’ardeur et davantage de nostalgie que d’influence. Le moteur de l’entreprise européenne reste l’alliance franco-allemande, encore une autre réussite dont tous les gouvernements français peuvent depuis se prévaloir.


Les étrangers doivent s’attendre à trouver la France à la fois avide de profiter de la mondialisation, et prête à critiquer chacune de ses caractéristiques: inégalités croissantes au sein des pays et entre les pays, chômage dû à une main-d’œuvre étrangère meilleur marché, “américanisation,” etc. Ce n’est pas surprenant. La France pratique le capitalisme tout en étant profondément anticapitaliste: une tradition renforcée par le principe d’égalité et l’influence de la pensée catholique et socialiste. Mais le rôle des intellectuels n’est-il pas de critiquer la pensée et l’attitude dominante? La controverse est un sport national en France.


De graves problèmes subsistent cependant. L’attachement des Français à la Sécurité sociale, créée après la Seconde Guerre mondiale par une coalition sans précédent de gaullistes, socialistes, communistes et démocrates-chrétiens, n’a rien de répréhensible. Mais son financement, dans un pays à la population vieillissante, exige soit une augmentation des impôts, néfaste au monde des affaires et très impopulaire, soit de sérieuses réformes, ce que tout le monde refuse.


Le plus gros problème est la réforme de l’Etat. Celui-ci demeure un extraordinaire enchevêtrement bureaucratique de règlements et est dirigé par une élite très restreinte formée dans un petit nombre de grandes écoles. Il est vrai que la société s’est émancipée dans une mesure considérable de cette toile d’araignée, que l’Etat fournit des services publics de grande qualité (comme des transports admirables) et que les efforts de la Commission européenne de Bruxelles pour introduire plus de concurrence dans le service public commencent à porter leurs fruits. Néanmoins, la taille et les habitudes de la bureaucratie française sont deux soucis majeurs. Le système de l’enseignement supérieur est, par de nombreux aspects, pervers (fossé entre les grandes écoles élitistes et les universités surpeuplées, séparation de l’enseignement et de la recherche). L’autre problème qui rend toute réforme majeure presque impossible concerne les fonctionnaires et leurs syndicats allergiques au changement. Un gouvernement qui les affronterait directement serait sûr d’échouer, un gouvernement qui essayerait de les récupérer n’irait pas très loin. Les transformations finiront par avoir lieu mais elles se feront progressivement.


Les Américains ont manifesté très peu d’intérêt pour ces mutations françaises, sans bien comprendre la volonté de la France d’être (ou du moins de paraître) “différente” dans le concert des nations. L’entre-deux-guerres et De Gaulle ont appris une chose à la France: la nécessité de ne pas être dépendant d’une puissance. Pourtant conscients de la taille de leurs pays, les Français pensent, premièrement, que les moyennes puissances n’ont pas besoin d’être les satellites de l’unique superpuissance mondiale (dont ils remettent en cause la capacité autoproclamée à être visionnaire) et, deuxièmement, qu’un monde unipolaire nécessite plus que jamais des contrepoids. Si les Etats-Unis étaient dans la position de la France, et vice-versa, les Américains auraient la même attitude que les Français aujourd’hui. Eux aussi voudraient protéger leurs différences et leur langue. La rhétorique de l’indépendance n’empêche pas la coopération—en Bosnie, au Kosovo, durant la guerre du Golfe—tout comme les projets de défense et de diplomatie européennes communes représente une sorte de police d’assurance contre les symptômes de désaffection des Etats-Unis et un moyen de renforcer l’OTAN. Ce n’est pas dans l’intérêt de l’Amérique d’avoir des alliés qui suivent aveuglément la politique de Washington. Les Etats-Unis ont besoin d’amis sincères et d’alliés francs. Et ils doivent comprendre que la France de l’an 2000 avance sur la route tracée par De Gaulle. Grâce à un exécutif fort et à une société en voie de modernisation, elle est aujourd’hui un leader dans la construction européenne et un acteur majeur des affaires mondiales.

Stanley Hoffmann est professeur de sciences politiques à l’université de Harvard
Ecrit par Angward, à 20:55 dans la rubrique "France et consoeur".



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