Cet inutile "je t’aime moi non plus" franco-britannique
A Bruxelles, la France s’oppose depuis longtemps au Royaume-Uni et cultive son amitié avec l’Allemagne.
Mais son allié naturel n’est peut-être pas celui que l’on croit, suggère "The Economist".
"The Economist", Londres
Il y a quelques années, à Washington, je partageais une maison avec un ancien parachutiste britannique qui s’était installé là pour s’adonner à la culture de la marijuana. Certains soirs, après de longues heures passées à goûter sa production, l’ex-para se mettait à errer dans la maison en marmonnant : “Les Français, voilà les vrais ennemis.”
A l’époque, il était facile de mettre ça sur le compte d’une paranoïa exacerbée par la drogue. Vu de Bruxelles, la remarque apparaît comme une analyse extrêmement pertinente des relations internationales. Les eurosceptiques londoniens continuent de réserver leur plus profonde aversion à l’Allemagne, mais les responsables britanniques oeuvrant au coeur de l’Union européenne (UE) semblent souvent engagés dans une lutte à mort avec les Français.
Les Britanniques considèrent les Français comme des nationalistes sournois toujours prêts à enfreindre la loi et jouissant d’une influence démesurée dans l’eurocratie, où ils défendent bec et ongles les intérêts de leur pays tout en clamant qu’ils agissent pour le bien de l’Europe. Les Français voient les Britanniques comme de perfides laquais des Américains, qui font main basse sur les institutions européennes et obligent tout le monde à parler anglais tout en défendant une politique censée rendre l’UE plus efficace et plus ouverte, mais qui en réalité vise à torpiller l’ensemble de l’édifice européen.
L’antagonisme remonte à Azincourt [1415] et même au-delà. Dans le contexte européen, il est né avec le veto mis par de Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun dans les années 60, puis s’est exacerbé pendant les années 1985-1995 lorsque Jacques Delors présidait la Commission européenne et défendait une politique d’intégration difficile à avaler pour les Britanniques. Le veto de De Gaulle était dû au fait qu’il considérait le Royaume-Uni comme l’instrument des Américains. Mais les doutes qu’entretient la France depuis 1973 [date de l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE] à l’égard de son partenaire d’outre-Manche sont fondés sur des préoccupations plus récentes.
Les dernières réformes de la Commission présidée par Romano Prodi sont souvent décrites par la presse française comme répondant aux voeux britanniques. Le fait que des responsables français aient été écartés de postes clés qui revenaient traditionnellement à la France, comme le secrétariat général de la Commission ou la direction générale de l’agriculture, est perçu (pas tout à fait à tort) comme une tentative délibérée de desserrer la mainmise française sur la Commission. Mais les doutes les plus graves portent sur l’élargissement de l’UE. Si vous faites boire quelques verres à des responsables ou journalistes français, vous aurez des chances de vous entendre dire que, si les Britanniques y sont favorables, c’est uniquement dans l’espoir que cela transformera l’Union en un chaos ingouvernable (la métaphore la plus colorée qu’emploient les Français est celle du "bordel"*) dans lequel tout le monde parlera anglais et qui fera dégénérer cette noble et vaste entreprise en une banale zone de libre-échange.
Au-delà des querelles de cour de récréation et des rivalités historiques, des problèmes bien réels sont pourtant en jeu. Les Britanniques défendent un projet libéral impulsé par le marché, les Français croient fermement à “l’Europe sociale”, une sorte d’Etat-providence paneuropéen. Les Français considèrent la politique agricole de l’UE comme une des fondations de la construction européenne, les Britanniques la voient comme une monstruosité protectionniste qu’il faudra bien détruire un jour. Les Français ont toujours espéré voir l’UE évoluer en un bloc puissant capable de tenir la dragée haute aux Etats-Unis, ce qui horrifie les Britanniques.
Des convergences de vues dictées par la realpolitik
Les deux pays sont-ils donc voués à un affrontement éternel ? Pas sur tous les sujets. Ils ont réclamé ensemble une force européenne de réaction rapide. Plus important, ils ont découvert un principe que tous deux entendent défendre fermement : le contrôle national de la politique étrangère. Ils peuvent avoir des vues divergentes sur des sujets précis tels que l’Irak, mais ils sont tous deux déterminés à ne pas se laisser lier les mains par des positions européennes communes décidées par les membres mineurs de l’UE ou par ceux, pour la plupart encore plus mineurs, qui doivent prochainement y adhérer. Dotées chacune d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’Onu et d’une force nucléaire propre, la France et le Royaume-Uni ont une raison essentielle de résister à la “communautarisation” de la politique étrangère que veulent imposer la Commission et, de façon intermittente, le gouvernement allemand.
La convergence des vues françaises et britanniques concernant l’avenir de l’Europe s’est encore manifestée début octobre, quand Jack Straw, le ministre des Affaires étrangères britannique, a soutenu la proposition de Jacques Chirac, qui souhaitait que la présidence du Conseil européen soit confiée à une personnalité de haut niveau. Les petits pays de l’Union, tout comme la Commission européenne, voient cela comme une tentative de prise de contrôle de la part de la France et du Royaume-Uni.
Est-ce le début d’une nouvelle "entente cordiale"* ou une simple alliance tactique temporaire ? Les Français seront réticents à lier leur destin à celui des Britanniques, qu’ils considèrent toujours comme des partenaires intrinsèquement peu fiables, qui n’ont même pas encore adopté l’euro. En France, la gauche comme la droite souhaiteraient voir renaître le moteur franco-allemand. Pour eux, réactiver cette relation permettrait de rendre à la France sa place légitime au centre de l’Union, et à le Royaume-Uni sa place méritée à la marge. Mais, dans le même temps, de nombreux responsables français doutent que le vieux moteur franco-allemand puisse être véritablement relancé, en particulier après la réélection de Gerhard Schröder, qui entretient de mauvais rapports avec Jacques Chirac. L’Allemagne est peut-être le partenaire de coeur de la France, mais la realpolitik veut que, sur les grandes questions constitutionnelles auxquelles va être confrontée l’UE, le Royaume-Uni soit l’allié naturel de la France.