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Craquements dans le monde occidental
Oussama Ben Laden, Al-Qaida, les talibans et l'islamisme radical d'une manière plus générale lancent aux démocraties libérales occidentales un défi idéologique à certains égards plus rude que ne l'était le communisme. Mais, sur la durée, il est difficile d'imaginer que l'islamisme constitue véritablement une alternative réaliste pour les sociétés dans le monde tel qu'il est. Non seulement il exerce un attrait limité sur les non-musulmans, mais il ne répond pas aux aspirations de la grande majorité des musulmans eux-mêmes. Dans les pays qui en ont récemment fait l'expérience - l'Iran et l'Afghanistan -, cette théocratie est devenue extrêmement impopulaire.

Si les fanatiques islamistes en possession d'armes de destruction massive représentent une sérieuse menace à court terme, le défi à plus long terme ne viendra pas de ce côté-ci dans la bataille des idées : la modernisation et la mondialisation resteront en fin de compte les principes structurants essentiels de la politique mondiale. Une autre question importante doit cependant être posée, qui est celle de savoir si "l'Occident" est vraiment un concept cohérent. Il y a eu, partout dans le monde, de très nombreuses manifestations spontanées de soutien aux Etats-Unis après le 11 septembre, et les gouvernements européens se sont immédiatement alignés pour aider le pays dans sa "guerre contre le terrorisme".

Mais une fois la démonstration faite de la totale domination militaire américaine, avec l'éviction d'Al-Qaida et des talibans hors d'Afghanistan, l'antiaméricanisme est revenu en force.

Que s'est-il donc passé ? La fin de l'histoire était censée marquer la victoire des valeurs et des institutions occidentales, et pas seulement américaines, en faisant de la démocratie libérale et de l'économie de marché les seules options viables. La guerre froide a été menée grâce à des alliances qui reposaient sur les valeurs communes de liberté et de démocratie. Pourtant, un immense fossé s'est creusé entre les perceptions américaine et européenne du monde, et le sentiment de valeurs partagées s'effiloche progressivement. L'idée d'Occident a-t-elle encore un sens en cette première décennie du XXIe siècle ? La ligne de fracture de la mondialisation se situe-t-elle entre l'Occident et le reste du monde, ou entre les Etats-Unis et le reste du monde ?

Les questions que soulèvent les frictions américano-européennes depuis le discours de George W. Bush sur "l'axe du mal" tournent, pour l'essentiel, autour du prétendu unilatéralisme américain face à la législation internationale. On connaît bien aujourd'hui les reproches que les Européens font à la politique américaine, parmi lesquels figurent notamment le retrait de l'administration Bush du protocole de Kyoto sur le réchauffement de la planète, son refus de ratifier le pacte de Rio sur la biodiversité, son rejet du traité antimissile ABM, son opposition à l'interdiction des mines antipersonnel, son traitement des prisonniers d'Al-Qaida dans la baie de Guantanamo, son rejet des nouvelles clauses relatives à la guerre biologique, et, plus récemment, son opposition à la création d'un tribunal pénal international. L'acte unilatéraliste américain le plus grave est, aux yeux des Européens, l'annonce par l'administration Bush de son intention de changer le régime en Irak, en envahissant seul le pays s'il le faut.

La position européenne vise à instaurer un ordre international qui repose sur des règles adaptées au monde de l'après guerre froide. Affranchi des conflits idéologiques aigus et d'une compétition militaire à grande échelle, ce monde laisse beaucoup plus de place au consensus, au dialogue et à la négociation dans la façon de régler les querelles. Les Européens sont scandalisés par l'adoption annoncée d'une politique d'anticipation quasi illimitée dans le temps à l'encontre des terroristes ou des Etats qui les soutiennent, dans laquelle les Etats-Unis seuls décideront du moment et du lieu d'utilisation de la force.

Se pose ici une importante question de principe qui, à coup sûr, fera que les relations transatlantiques resteront un point névralgique pour les années à venir. Le désaccord ne porte pas sur les fondements de la démocratie libérale, mais sur les limites de la légitimité démocratique. Les Américains sont enclins à considérer qu'il n'y a pas de légitimité démocratique au-dessus de l'Etat-nation constitutionnel et démocratique. Si les organisations internationales ont une légitimité, c'est parce que des majorités démocratiques dûment constituées la leur ont conférée par un processus contractuel négocié. Cette légitimité peut à tout moment leur être retirée par les parties contractantes. Il n'est pas de législation ni d'organisation au niveau international qui ait une existence en dehors de ce type d'accord délibéré entre Etats-nations souverains.

Les Européens, au contraire, ont tendance à penser que la légitimité démocratique relève de la volonté d'une communauté internationale beaucoup plus large que celle d'un Etat-nation, quel qu'il soit, agissant à titre individuel. Cette communauté internationale ne prend pas corps de façon concrète dans un ordre mondial constitutionnel et démocratique unique. Elle transmet, cependant, la légitimité aux institutions internationales existantes, considérées comme l'incarnant en partie. Ainsi, les forces de maintien de la paix dans l'ex-Yougoslavie ne constituent-elles pas de simples aménagements intergouvernementaux ad hoc, mais bien l'expression morale de la volonté de la communauté internationale au sens large et des principes qu'elle soutient. On pourrait être tenté de dire que la défense opiniâtre de la souveraineté nationale telle que la pratique le sénateur Jesse Helms ne représente qu'une certaine fraction de la droite américaine, et que la gauche est tout aussi internationaliste que le sont les Européens. Ce serait en grande partie juste dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité, mais parfaitement faux en ce qui concerne l'aspect économique du libéralisme international. Ainsi la gauche n'accorde-t-elle pas à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ni à aucun autre organe dans ce secteur, un statut particulier du point de vue de la légitimité. Elle est très méfiante vis-à-vis de l'OMC qui détourne la législation de l'environnement ou celle du travail au nom du libre-échange. Elle se montre tout aussi jalouse de la souveraineté démocratique que l'est Helms à cet égard.

L'Union européenne représente une population de 375 millions d'habitants et un PNB de près de 10 000 milliards de dollars, contre une population de 280 millions d'habitants et un PNB de 7 000 milliards de dollars en ce qui concerne les Etats-Unis. Les Européens pourraient sans le moindre doute consacrer à la défense des sommes qui les mettraient à égalité avec les Américains, mais ils ont choisi de ne pas le faire. L'Europe affecte à la défense 130 milliards de dollars à peine, et cette somme est en baisse constante, contre 300 milliards de dollars pour les Etats-Unis, un montant qui devrait sensiblement augmenter. L'accroissement des dépenses de la défense américaine qui a été demandé par Bush après le 11 septembre est supérieur au budget total de la défense en Grande-Bretagne. Malgré le virage conservateur pris par l'Europe en 2002, pas un candidat de la droite n'a fait campagne sur le thème d'une forte augmentation du budget de la défense.

Les Européens considèrent la violence qui a marqué l'histoire de la première moitié du XXe siècle comme la conséquence directe de l'exercice effréné de la souveraineté nationale. La maison européenne qu'ils se construisent depuis les années 1950 vise à immerger délibérément ces souverainetés dans des strates multiples de règles, de normes et de règlements, afin d'empêcher qu'elles échappent sans cesse au contrôle. Alors que l'Union européenne pourrait devenir un mécanisme qui rassemble et projette sa puissance au-delà des frontières de l'Europe, la plupart des Européens attendent plutôt de l'Union qu'elle dépasse la politique de puissance.

Beaucoup d'Américains considèrent que le monde est fondamentalement devenu plus dangereux depuis le 11 septembre. Ils pensent qu'un dirigeant comme Saddam Hussein, s'il est en possession de l'arme nucléaire, la transmettra aux terroristes. Ce qui, estiment-ils, représente une menace pour la civilisation occidentale dans son ensemble. La gravité de cette menace est à l'origine de la nouvelle doctrine d'anticipation et de la volonté accrue de l'Amérique d'utiliser la force de façon unilatérale partout dans le monde.

Beaucoup d'Européens pensent, en revanche, que les attentats du 11 septembre constituent un événement isolé pour lequel Oussama Ben Laden a eu de la chance et a mis dans le mille. Mais selon eux la probabilité est faible qu'Al-Qaida réussisse d'autres coups de ce genre à l'avenir, étant donné l'état d'alerte maximum et les mesures défensives et préventives qui ont été mises en place depuis cette date. Les Européens estiment que le risque que Saddam livre l'arme nucléaire aux terroristes est minime, et qu'on peut l'en dissuader. Une invasion de l'Irak n'est donc pas nécessaire. Enfin, les Européens sont enclins à penser que les terroristes musulmans ne représentent pas, dans l'ensemble, une menace pour l'Occident ; ils concentrent, en revanche, leur attention sur l'Amérique, en raison de la politique qu'elle mène au Proche-Orient et dans la région du Golfe.

Le différend qui est apparu en 2002 entre les Etats-Unis et l'Europe n'est pas un simple problème passager dû au style de l'administration Bush ou à la situation internationale après le 11 septembre. Il est le reflet de points de vue qui divergent sur la question de la légitimité démocratique au sein d'une civilisation occidentale plus large.

Francis Fukuyama est professeur d'économie politique internationale à l'université Johns-Hopkins (Maryland, Etats-Unis).

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sylvette Gleize.

Ce texte est extrait d'une conférence prononcée le 8 août à Melbourne (Australie). Il a été publié le 9 août par l'International Herald Tribune.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 16.08.02
Ecrit par Angward, à 19:37 dans la rubrique "Histoires".



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