Irak : l'Europe impose l'ONU
La bataille diplomatique en cours depuis début septembre à propos de l'Irak, même si son issue est encore incertaine, est de celles qui confèrent à la diplomatie ses lettres de noblesse parce qu'elles réfutent le fatalisme de la loi du plus fort. L'enjeu n'est pas seulement l'Irak – son régime tyrannique, son pétrole, les capacités destructrices qu'il est censé receler –, ni même seulement l'avenir d'une région instable ; c'est aussi l'avenir de l'ONU, son aptitude à résister aux tentations hégémoniques de la première puissance mondiale.
Souvenons-nous de l'état du monde il y a quelques semaines. La campagne de conditionnement psychologique menée par les Etats-Unis battait son plein, à coups de fuites dans la presse et de déclarations tonitruantes de certains membres de l'administration : la guerre contre l'Irak semblait inéluctable. Les faucons donnaient de la voix, on fourbissait les armes à Washington. George W. Bush voulait en finir avec Saddam Hussein.
Si l'ONU ne le suivait pas, il se passerait de l'ONU, disait-il en substance. Dans ce contexte, les exégèses de Robert Kagan se taillaient un franc succès : l'Europe était, d'après lui, affligée d'une pathétique et rédhibitoire infirmité, celle d'avoir opté pour le droit, la négociation, la concertation, l'analyse, alors que seule compte la puissance, en particulier militaire.
Quelques semaines plus tard, le colosse américain paraît quelque peu empêtré dans les filets de l'ONU. En acceptant de passer par les Nations unies, comme tout le monde le leur demandait – en particulier leur plus fidèle allié, Tony Blair, qui n'aurait pas pu les suivre à moins –, les Américains pensaient pouvoir faire de l'ONU leur jouet.
Mais ils ont découvert qu'ils y avaient affaire à forte partie ; ils ont déjà dû opérer une considérable reculade et restent en position défensive.
Plus question dans ce forum du renversement de Saddam Hussein : l'objectif officiellement visé par les Américains à l'ONU n'est que le démantèlement des armes de destruction massive de l'Irak ; cet objectif, a lui-même reconnu George Bush dans son discours de Cincinnati, lundi, ne passe "pas inévitablement" par une intervention militaire. On ne saurait jurer que la guerre n'aura pas lieu, mais il serait extrêmement difficile aujourd'hui aux dirigeants américains d'expliquer qu'elle s'impose, alors que Bagdad a accepté le retour des experts en désarmement et que ces derniers affirment avoir les garanties suffisantes pour partir demain et travailler efficacement en Irak. Claquer la porte de l'ONU sur cette base, après avoir consenti à y entrer – et y avoir converti du coup une partie de l'opinion américaine – ne semble plus guère politiquement possible pour l'administration américaine.
Dans l'éventualité où Saddam Hussein gâcherait lui-même la chance d'un règlement pacifique, une intervention militaire mandatée par le Conseil de sécurité, qui aurait dûment constaté les manquements de l'Irak à ses engagements, n'aurait pas les mêmes conséquences que la "guerre préventive" bruyamment annoncée par Washington, il y a encore peu de temps.
L'Europe, dont on a une fois de plus déploré les divisions, en ayant plusieurs cordes à son arc, n'a finalement pas mal joué. L'Allemagne a servi de porte-voix à une bonne partie de l'opinion européenne en choisissant de s'opposer à toute intervention en Irak, mandatée ou non par l'ONU. Il ne serait pas souhaitable que ce désengagement inspire durablement sa politique extérieure ; mais, en l'occurrence, ce refus radical de la part d'un pays traditionnellement aligné sur les Etats-Unis a révélé la profondeur du fossé transatlantique et fait apparaître par contraste comme digne de considération à Washington la position de la France, laquelle n'excluait pas d'emblée qu'il faille un jour en venir aux armes en Irak.
La Grande-Bretagne n'a pas "collé" aux Etats-Unis d'aussi près qu'on le dit : elle a beaucoup fait pour les amener devant l'ONU et resserrer l'objectif sur le démantèlement des armes irakiennes de destruction massive. Elle a servi aussi, en relayant plus d'une fois le message français à Washington, à ce qu'il n'y soit pas rejeté d'un revers de main au moyen d'un de ces mauvais procès pour antiaméricanisme que les Américains savent si bien resservir à Paris chaque fois que de besoin.
La France est devenue l'interlocuteur principal des Etats-Unis à mesure qu'elle devenait le pôle autour duquel se rassemblaient, et se fortifiaient, toutes les oppositions à leur projet. Dès le 9 septembre, trois jours avant le discours de George Bush aux Nations unies, Paris, par la voix de Jacques Chirac, présentait sa position de fond et dessinait une stratégie en deux temps qui, au fil des semaines allait s'imposer comme la seule alternative au projet américain et la seule susceptible de recueillir un consensus.
Elle était sans ambiguïté : pas de complaisance pour Saddam Hussein, pas de tolérance pour un réarmement de l'Irak. Mais elle était ferme, et même obstinée, sur l'autre aspect de la question : pas d'atteinte aux prérogatives du Conseil de sécurité de l'ONU, seul habilité à décider du recours à la force.
Il a fallu que la France tienne très fermement sur ce point pour que les autres tiennent face aux "amicales pressions" de Washington, et que le front du refus contre le projet de résolution américano-britannique reste majoritaire. La France avait conçu un contre-projet, qu'elle gardait dans sa poche mais dont la teneur était connue, et qui, pouvant recueillir la majorité au Conseil, épargnait à ses dirigeants d'avoir à s'interroger sur un éventuel usage du veto contre le texte américain.
Il a fallu aussi que, parallèlement, Paris entretienne avec les représentants de l'administration américaine un dialogue constructif, montrant la voie du consensus souhaitable, évitant de leur donner le sentiment d'un blocage hostile qui les aurait détournés de l'ONU et qui aurait ramené tout le monde à la case départ. Mission bien accomplie à ce stade.
Claire Tréan pour "le monde"