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A Washington, une certaine inquiétude a commencé à poindre sur les suites de l'opération "Liberté pour l'Irak". L'administration espère que l'élimination progressive des dirigeants de l'ancien régime - tout récemment, celle des deux fils du dictateur - tarira rapidement les sources de la résistance aux forces d'occupation.
Or l'opinion publique américaine pourrait bien s'impatienter. Le moral des troupes est notoirement mauvais. Le débat sur les "mensonges" de Bush et de Blair prend de l'ampleur. Pour peu que la situation économique ne s'améliore pas, la réélection du premier, fin 2004, deviendrait problématique.
En conséquence, Donald Rumsfeld lui-même commence à rechercher le concours des Européens, non seulement pour compléter les forces américano-britanniques et en prendre partiellement le relais, mais aussi pour qu'elles se chargent d'une partie de la reconstruction. A cette fin, les Etats constituant le "camp britannique" ou, en dehors de l'Europe, le Japon ne suffiront pas. Seuls les "vieux Européens", l'Allemagne et la France, ont théoriquement les ressources à l'échelle nécessaire, même si l'un et l'autre sont actuellement empêtrés dans des difficultés budgétaires structurelles et conjoncturelles.
Les responsables américains n'ignorent évidemment pas qu'un compromis n'est possible avec eux qu'au travers d'une nouvelle résolution des Nations unies accordant davantage de responsabilité à l'Organisation, et ils commencent à se faire à cette idée.
De leur côté, Allemands et Français savent que si les Américains bougent dans leur direction, le moment viendra où ils ne pourront pas se dérober, une perspective qui ne les réjouit pas nécessairement étant donné leur situation économique.
Autre élément de relatif optimisme : l'engagement de George W. Bush pour la relance du processus de paix israélo-palestinien. A la veille et encore au lendemain immédiat de la guerre, l'écrasante majorité des connaisseurs de la scène politique washingtonienne considéraient cette hypothèse comme totalement irréaliste. Mais les difficultés sont apparues en Irak, beaucoup plus vite que prévu même par les plus réalistes.
C'est à présent le pragmatisme qui prévaut. Comme son père en 1991, George W. Bush estime maintenant nécessaire de faire un geste à l'égard des Palestiniens. En traitant avec Mahmoud Abbas et non avec Yasser Arafat, le président a fait en sorte de ne pas se déjuger. Cela dit, tant d'espoirs ont été brisés dans le passé que la prudence est plus que jamais de mise.
La prudence, en fait, doit aussi rester de mise pour les relations transatlantiques elles-mêmes. Quiconque croirait possible d'effacer la crise des derniers mois se tromperait lourdement. Cette crise a servi de révélateur à un changement irréversible.
Avant 1989-1991, c'est-à-dire avant la chute de l'Empire soviétique, l'Europe occupait le centre de gravité du système géopolitique. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La notion même de centre de gravité a d'ailleurs perdu son sens en même temps que les risques se diluaient. La rapidité des deux élargissements, celui de l'OTAN et celui de l'Union européenne, a considérablement fragilisé celle-ci.
A l'époque de la guerre froide, la République fédérale d'Allemagne se sentait dépendante des Etats-Unis, lesquels en retour la considéraient comme un enjeu fondamental. Cette équation n'existe plus. Par ailleurs, le chancelier Schröder et le vice-chancelier Fischer n'ont pas défini clairement une politique de rechange, qui ressemblerait plutôt aujourd'hui à une sorte de ni-ni : ni alignement sur Washington, à la manière de Londres ; ni "Europe puissance" définie par la capacité de rivaliser avec les Etats-Unis, à la manière de Paris.
UN DIRECTOIRE PLANÉTAIRE
Et en effet, seules la Grande-Bretagne et la France ont actuellement une vision pour l'Europe. Totalement antinomiques en théorie, les deux visions le sont moins dans la réalité quotidienne, le pragmatisme finissant par l'emporter dans les situations concrètes. C'est ainsi qu'après la victoire contre Saddam, Paris s'est abstenu dans un premier temps de contrer Washington à l'ONU.
Si, du point de vue américain, l'Allemagne est au moins partiellement récupérable - lors de son voyage aux Etats-Unis, Joschka Fischer a déployé tous ses charmes en vue d'une réconciliation -, tel n'est pas le cas de la France. On se résigne à la ménager, puisqu'on risque d'avoir besoin d'elle, mais on se déclare ouvertement hostile à sa vision géopolitique réelle, ou à celle qu'on lui attribue.
Désormais, avec ou sans George W. Bush, il faut s'attendre à une extrême vigilance de la part de Washington, qui ne s'opposera pas à la poursuite de l'intégration européenne dans sa modalité britannique, mais bloquera ostensiblement tout mouvement susceptible de conduire à terme à une identité de sécurité et de défense mettant potentiellement l'Europe en situation de rivalité.
Les Américains rejettent catégoriquement la notion d'un monde multipolaire, dont les deux composantes sont inacceptables à leurs yeux. D'une part, qui dit monde multipolaire sous-entend un équilibre des puissances, et donc justement la nécessité d'un contrepoids aux Etats-Unis, fût-ce à travers des Etats à la légitimité démocratique encore douteuse comme la Chine ou la Russie. On n'accepte pas, d'autre part, qu'un équilibre quelconque puisse être garanti par l'organisation des Nations unies, c'est-à-dire en pratique par le Conseil de sécurité et plus précisément par ses cinq membres permanents. Aux yeux des Américains, cela reviendrait en effet à reconnaître à la France, à la Russie et à la Chine le droit de former avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne une sorte de directoire planétaire.
Sur un plan plus général, Washington tient compte pragmatiquement de l'ONU, en fonction des circonstances, mais ne la considère pas et ne la considérera pas comme centrale dans le système international de demain. Rien ne saurait, aux yeux des Américains, plus patriotes que jamais depuis le 11 septembre, remettre en question la souveraineté absolue de leur pays. Ceux qui ont proclamé prématurément la mort du "système westphalien" au nom de l'accroissement des phénomènes transnationaux et de la mondialisation en seront pour leurs frais.
Dans ces conditions, il faut s'attendre, dans les mois et probablement les années qui viennent, à une politique américaine très rigide dans ses principes et très souple dans ses modalités. Rigide, dans la mesure où les Etats-Unis ne remettront pas en question leur objectif central : rester la seule superpuissance militaire et, autant que possible, économique de la planète.
Souple, car ce sont les circonstances qui dicteront les alliances ou les coalitions temporaires. Par exemple, s'il faut davantage de consultations avec les Européens à propos de l'Irak ou demain de l'Iran, soit ; mais Washington choisira sa propre combinaison d'interlocuteurs, le futur ministre des affaires étrangères de l'Union, s'il existe, n'étant que l'un d'eux. S'il faut une nouvelle résolution donnant de vrais pouvoirs au haut représentant de l'ONU à Bagdad, soit ; mais ce sera sur la base d'un compromis ad hoc, et non en reconnaissance d'une règle qui ferait des Nations unies l'alpha et l'oméga du système international.
Si telle est bien la direction dans laquelle les Etats-Unis se trouvent engagés, le risque d'une nouvelle crise transatlantique majeure comme lors de la crise irakienne paraît beaucoup plus faible à court terme qu'il y a quelques semaines. La prévisibilité du fonctionnement du système international dans son ensemble s'en trouvera momentanément renforcée.
Mais le monde se laissera-t-il indéfiniment diriger par la démocratie impériale, moins que jamais encline à établir les fondements d'une véritable sécurité collective ? Pour l'Europe qui se cherche et donc pour la France, toujours en quête d'une grande politique, le défi sera plus grand que jamais.
Thierry de Montbrial pour Le Monde