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Ainsi périt le monde
George Bush et Tony Blair ne savent pas combien horrible est une guerre. Un manifeste signé Robert Fisk, grand reporter britannique installé à Beyrouth, qui soutient souvent les causes arabes.
"The Independent on Sunday", Londres

Sur la route de Bassorah, une équipe de [la télévision britannique] ITV filmait des chiens sauvages occupés à déchiqueter des cadavres irakiens. De temps à autre, sous nos yeux, un de ces animaux affamés arrachait un bras décomposé et l’emportait en courant dans le désert, les doigts morts traînant dans le sable, un vestige de manche d’uniforme brûlée dansant dans le vent. “C’est pour les archives”, me dit le cameraman. Car jamais ITV ne diffuserait de telles images. Ces choses que nous nous voyons, la répugnante obscénité des corps, il est impossible de les montrer. Tout d’abord parce que cela ne serait guère “correct” de présenter une telle réalité à la télévision au moment du petit déjeuner. Et ensuite parce que si ce que nous avions vu avait été diffusé, personne n’aurait jamais plus soutenu aucune guerre.

C’était, bien sûr, en 1991, lors de la guerre du Golfe, la deuxième en fait, car il y en avait déjà eu une de 1980 à 1988 [entre l’Irak et l’Iran].

Pour que les pertes irakiennes soient montrées à la télévision, il aurait fallu que ces hommes aient mis un peu de soin à passer l’arme à gauche, qu’ils soient tombés en quelque pose romantique, sur le dos, une main dissimulant leur visage détruit. Comme sur ces tableaux des morts britanniques de la Somme pendant la Première Guerre mondiale, il aurait fallu que les Irakiens meurent paisiblement, sans blessure apparente, sans rien de sordide, aucune trace de merde, de morve ou de sang coagulé, pour pouvoir passer aux informations du matin.

Quand j’entends aujourd’hui les menaces proférées par George Bush à l’encontre de l’Irak, quand j’entends les avertissements moralisants et hystériques de Tony Blair, je me demande ce qu’ils savent de cette terrible réalité. George, lui qui a refusé de servir son pays au Vietnam, a-t-il seulement idée de l’odeur de ces cadavres ? Tony sait-il seulement à quoi ressemblent les mouches, ces mouches bleues et grasses qui se nourrissent des cadavres au Moyen-Orient et qui ensuite viennent se poser sur nous et sur nos carnets de notes ?

Les soldats, eux, savent. Je me souviens de cet officier britannique qui nous avait emprunté notre radiotéléphone de la BBC, peu après la libération du Koweït, en 1991. Il parlait avec sa famille, en Angleterre, et je l’ai observé attentivement. “J’ai vu des choses terribles”, a-t-il dit avant de craquer. Tremblant, en sanglots, il est resté là, laissant le combiné se balancer au bout de son bras. Sa famille avait-elle la moindre idée de ce qu’il racontait ? En tout cas, ce n’est pas en regardant la télévision qu’ils auraient pu comprendre.

Ainsi pouvons-nous faire face à la perspective de la guerre. Notre population glorieuse et patriotique - remarquez, ils sont à peine 20 % à soutenir cette folie irakienne - a été préservée des réalités de la mort violente. Mais je suis très frappé par le nombre de lettres que je reçois d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, hommes et femmes. Tous s’opposent à la prochaine guerre, invoquant l’inaliénable souvenir des membres arrachés, des souffrances.

Bush, Blair et le lexique mensonger de la guerre

J’ai encore en mémoire ce blessé, en Iran. Avant de mourir, un éclat d’acier fiché dans le front, il hurlait comme un animal, ce que nous sommes tous, bien sûr. Et ce garçon palestinien qui s’était simplement effondré devant moi, abattu par un soldat israélien, d’un tir délibéré, froid, criminel, parce qu’il avait jeté une pierre. Et cette Israélienne, l’estomac perforé par un pied de chaise, devant la pizzeria Sbarro à Jérusalem, parce qu’un kamikaze palestinien avait décidé d’exécuter les familles qui se trouvaient à l’intérieur. Et ces piles de morts irakiens lors de la bataille de Defzul, pendant la guerre Iran - Irak. La puanteur des cadavres s’était infiltrée dans notre hélicoptère jusqu’à rendre malades les mollahs qui se trouvaient à bord. Et ce jeune homme, me montrant la trace sombre et épaisse laissée par le sang de sa fille, égorgée par des “islamistes” à la sortie d’Alger. Mais George Bush, Tony Blair, Dick Cheney, Jack Straw et tous les autres guerriers en chambre qui nous embobinent pour nous entraîner dans le conflit n’ont pas à se soucier de ces images atroces. Pour eux, tout est affaire de “frappes chirurgicales”, de “dommages collatéraux” et tous les autres exemples du lexique mensonger de la guerre. Nous allons mener une guerre juste. Nous allons libérer le peuple irakien, certes en tuant quelques-uns de ses représentants au passage, et nous allons lui apporter la démocratie, et défendre ses richesses pétrolières. Nous allons mettre en place des tribunaux pour juger les crimes de guerre, et nous serons si merveilleusement justes. Nous allons aussi avoir droit à nos “experts” de la défense, qui, à la télévision, viendront nous infliger dans une ambiance immaculée leur effroyable connaissance de ces armes qui arrachent les têtes.
A la fin d’une guerre, personne ne s’excuse. Personne ne veut en admettre la réalité. Personne ne vous montre ce que nous, reporters, nous voyons. Et c’est pourquoi nos chefs et nos supérieurs réussissent encore à nous persuader de partir en guerre.


Robert Fisk
Ecrit par Angward, à 23:47 dans la rubrique "Histoires".

Commentaires :

  lettucia
31-01-03
à 10:06

Tu n'as pas la version en anglais?

J'aimerais bien la faire circuler...

  ImpasseSud
31-01-03
à 20:42

Re: Tu n'as pas la version en anglais?

Tu peux trouver la version originale de cet article du 26 janvier 2003 ici :
http://www.independent.co.uk/story.jsp?story=372767

Bonne idée de le faire circuler

Je ne sais pas comment font ces grands chefs pour dormir la nuit ou pour se regarder dans la glace...
L'indifférence est sans aucun doute une qualité indispensable pour pouvoir arriver où ils sont...





  william
11-03-03
à 14:17

Re: Re: Tu n'as pas la version en anglais?

En général, plus haut on est placé dans une hiérarchie, plus on est pourri de l'intérieur (il y a bien sûr des exceptions). Comme ces messieurs sont au top du top, je n'ose même pas imaginer tout le mal qu'ils ont en eux...



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