De la relativité de l'antiaméricanisme
En France, à l'heure où le président George W. Bush rêve d'en découdre avec Saddam Hussein, le thème de l'antiaméricanisme fait florès. Dans son dernier ouvrage, éloquemment intitulé L'Obsession antiaméricaine (Plon), Jean-François Revel explique en substance que l'animosité à l'égard des Etats-Unis a augmenté depuis l'époque de son Ni Marx ni Jésus, publié en 1970, et qu'on attaque l'"hyperpuissance", de façon le plus souvent inconséquente, à la fois comme modèle de société et comme force prépondérante dans les relations internationales. Revel dénonce avec sa fougue coutumière une diabolisation poussée aux extrêmes par les auteurs des attentats du 11 septembre 2001. Il suggère que l'antiaméricanisme incite certains, dans bien des pays, à partager plus ou moins ouvertement les sentiments qui ont inspiré ces crimes.
Philippe Roger, chercheur au CNRS et directeur de la revue Critique, s'intéresse très spécifiquement à la généalogie de l'antiaméricanisme français. Dans L'Ennemi américain (publié au Seuil), cet auteur démontre avec une grande érudition que notre antiaméricanisme "se présente comme une stratification de discours négatifs qui forment en France tradition, au sens où ils passent, enrichis, d'une génération à l'autre et où ils forment un lien entre des Français idéologiquement divisés". Les exemples cités par Revel, souvent tirés d'articles de presse, apportent comme une confirmation de cette thèse. Pour Roger, l'antiaméricanisme ainsi précisé est autre chose que la critique des Etats-Unis.
Ce point est capital. Ainsi, pour analyser une situation aussi complexe que l'état du système international depuis le 11 septembre, importe-t-il de séparer rigoureusement ce qui est de l'ordre du dénigrement systématique et ce qui appartient à la critique légitime, non pas d'un pays mais d'une politique.
Pour s'en tenir à la France, l'existence d'un fond antiaméricain est, en effet, une réalité, avec un courant de droite et un courant de gauche. Le courant de droite trouve sa source dans l'opposition à la République et dans l'antisémitisme. Le courant de gauche s'alimente originellement au rejet du capitalisme et au refus d'une société considérée comme darwinienne. Sur un autre plan, il est clair qu'une partie de nos compatriotes ont la nostalgie du temps où la France avait une influence majeure sur l'ensemble de la planète, où sa culture imprégnait les élites internationales, où dans le monde entier on pouvait parler français. Le recul de la France est l'une des conséquences de l'autodestruction européenne de la première moitié du XXe siècle. Les Etats-Unis ont supplanté l'Europe, et notamment la France. L'écart s'est à nouveau creusé à la fin du siècle car la mentalité américaine est remarquablement adaptée aux exigences de la science, de la technologie et de l'économie. De tout cela, nous éprouvons du dépit, lequel se reflète dans les discours antiaméricains alors même que les Américains ne sont pour rien dans nos insuffisances ou dans nos échecs. Mais de là à conclure qu'il existe en France, et a fortiori dans les autres pays européens, un antiaméricanisme profond, chronique et donc actif, il y a un pas qu'aucune étude sérieuse n'autorise à franchir. En France même, au contraire, le sentiment d'admiration pour la société américaine s'est considérablement développé depuis la Seconde Guerre mondiale, à mesure que nos élites économiques, financières, universitaires, politiques, apprenaient à connaître les Etats-Unis et, il faut bien le dire, la langue anglaise. Contrairement aux idées reçues, cette langue est difficile et la société américaine n'est facilement pénétrable qu'en apparence. A l'époque du Défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber ou du Ni Marx ni Jésus, de Jean-François Revel, bien peu de Français connaissaient vraiment les Etats-Unis. Les choses ont profondément changé depuis lors, et dans l'ensemble nos compatriotes ont une appréhension meilleure de la première puissance du monde que de leurs voisins immédiats, à commencer par l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou l'Espagne.
L'EXEMPLE DU GÉNÉRAL
Pour comprendre le contexte international actuel, il me paraît donc essentiel de distinguer entre la question toute relative de l'antiaméricanisme, et celle de la critique de la politique étrangère des Etats-Unis, critique parfaitement légitime. Le général de Gaulle fut-il antiaméricain ? Certes sa culture était celle d'un homme de sa génération, toute centrée sur l'Europe et ses racines gréco-latines et judéo-chrétiennes. Mais lorsque le chef de la France libre puis le fondateur de la Ve République s'opposa à Washington, ce ne fut pas pour des raisons subjectives, mais politiques. Je m'en tiendrai au seul exemple de son célèbre discours prononcé à Phnom-Penh le 1er septembre 1966, alors que le président Lyndon B. Johnson enfonçait son pays dans la guerre du Vietnam. Il osait dire : "La France considère que les combats qui ravagent l'Indochine n'apportent, par eux-mêmes et eux non plus, aucune issue. Suivant elle, s'il est invraisemblable que l'appareil guerrier américain vienne à être anéanti sur place, il n'y a, d'autre part, aucune chance pour que les peuples de l'Asie se soumettent à la loi de l'étranger venu de l'autre rive du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions et si puissantes que soient ses armes. Bref, pour longue et dure que doive être l'épreuve, la France tient pour certain qu'elle n'aura pas de solution militaire." A l'époque, ce discours a été interprété comme le comble de l'antiaméricanisme. La suite a montré que de Gaulle avait raison et, à l'heure de la chute de l'Union soviétique, les Etats-Unis n'étaient pas encore remis des conséquences internes du conflit dans lequel Kennedy et Johnson les avaient entraînés. A quoi il faut ajouter que le général de Gaulle fut toujours présent aux côtés des Etats-Unis aux moments critiques, en particulier lors de la crise du mur de Berlin, en 1961, et de celle de Cuba, en 1962. La réaction immédiate de la France le 11 septembre 2001 s'inscrit dans cette ligne.
Aujourd'hui, la politique étrangère du président George W. Bush est mise en cause presque partout dans le monde. Pour l'essentiel, ce n'est pas par antiaméricanisme. Au contraire, bien des amis de l'Amérique redoutent qu'en multipliant des actions comme le rejet méprisant (en politique, le style, c'est important) des accords de Kyoto (certainement très imparfaits sur le fond, mais cela est une autre histoire), ou l'opposition brutale à la Cour pénale internationale, elle ne suscite des réactions antiaméricaines dans des pays où la protection de l'environnement ou la mise en place d'une justice internationale sont des questions sensibles. Le plus grave, évidemment, concerne l'Irak.
Sans doute le chef de la Maison Blanche n'a-t-il pas encore décidé officiellement d'attaquer Saddam Hussein l'hiver prochain. Il lui reste quelques semaines pour le faire. Mais il donne l'impression d'avoir fait son choix en son for intérieur. Seules la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne ont estimé de leur intérêt de s'aligner. Une écrasante majorité des Etats de la planète ne voit aucune justification à une intervention immédiate dont elle redouterait, au contraire, les éventuelles conséquences politiques désastreuses. Seul pays occidental susceptible de refléter ce point de vue, parce que membre permanent du Conseil de sécurité, la France s'efforce de faire prévaloir une action plus progressive. Entre le calendrier que s'est apparemment fixé Bush et la légitimité de l'action envisagée, un compromis est-il possible qui permette de ménager les deux.
A l'approche des Mid-term elections, l'hôte de la Maison Blanche commence à être critiqué par des compatriotes éminents, démocrates et républicains. Peut-il encore reculer ? Essaiera-t-il, à l'inverse, de faire passer en force une résolution équivalant à une déclaration de guerre, et, dans ce cas, la France oserait-elle faire usage de son droit de veto ? Le président des Etats-Unis décidera-t-il plutôt de passer outre et, comme sans doute il le croit sincèrement, de défendre les Nations unies contre elles-mêmes, c'est-à-dire d'attaquer l'Irak sans une nouvelle résolution du Conseil de sécurité ?
Quel que soit le cas de figure, le monde ne sortira pas du présent imbroglio sans d'importants dégâts collatéraux. A Phnom-Penh, de Gaulle ne fut pas antiaméricain. Ceux qui, depuis des semaines et des mois, auront essayé de mettre les Etats-Unis en garde contre les risques d'une intervention politiquement mal préparée en Irak, ne le sont pas davantage, pas plus qu'ils ne sont "munichois".
Thierry de Montbrial pour Le Monde