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Zbigniew Brzezinski passe au crible la diplomatie de Jacques Chirac
A l'occasion des trente ans du Centre d'analyse et de prévision du Quai d'Orsay, l'ancien conseiller de Jimmy Carter, qui fait autorité en matière de politique étrangère, revient sur les relations entre la France et les Etats-Unis et sur la politique du président de la République.
 
LE MONDE | 12.07.04 | 13h46

Washington de notre correspondant

Ancien conseiller du président Jimmy Carter pour la sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski est l'un des dirigeants du Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS), grand institut politique de Washington.

 

Il est, aussi, professeur de relations internationales à l'université John Hopkins. Né en Pologne, âgé de 76 ans, M. Brzezinski fait autorité, à Washington, sur les questions de politique étrangère. Démocrate, il s'oppose aux néoconservateurs, courant républicain influent dans le gouvernement de George Bush. La version française de son dernier livre, Le Vrai Choix, sous-titré L'Amérique et le reste du monde, vient de paraître aux éditions Odile Jacob.

La politique étrangère de Jacques Chirac se caractérise-t-elle par de fortes orientations, et lesquelles ?

La France est une nation très fière, dotée d'une conscience historique profonde et de grandes ambitions nationales. Chirac reflète ces caractéristiques, avec une détermination considérable, sinon avec une subtilité excessive. Fondamentalement, la France aimerait un monde dans lequel sa parole aurait un écho global, à travers une projection européenne. La plupart des Français comprennent que, réduite à elle-même, la France est, essentiellement, une puissance moyenne. Mais, si la puissance potentielle de l'Europe peut être mise en œuvre, alors la France accédera au rôle mondial auquel, clairement, elle aspire, et je pense que Chirac reflète cette vision.

Que reste-t-il, selon vous, de l'héritage de De Gaulle ?

On doit reconnaître deux aspects très propres à de Gaulle dans la façon dont il a façonné la politique française. Le premier est son adhésion personnelle, intense, aiguë, à l'idée de la France comme puissance mondiale. Le second est son ressentiment devant le déclin de l'influence de la France et l'essor de l'influence anglo-américaine. Il me semble que ces deux impulsions ne sont plus aussi fortes aujourd'hui.

Du point de vue de cet héritage gaullien, voyez-vous une différence entre Mitterrand et Chirac ?

Probablement plus dans le style que dans la substance. Mais, dans les relations interpersonnelles, le style, quelquefois, devient la substance. Le genre d'animosité qui a émergé, dans les relations franco-américaines, au cours des trois dernières années, est aussi, dans une certaine mesure, lié aux personnalités, et cela - je regrette de devoir l'ajouter - des deux côtés de l'Atlantique.

Chirac a fait plusieurs tentatives, depuis 1995, pour normaliser la relation entre la France et les Etats-Unis, particulièrement dans le cadre de l'OTAN. Ont-elles été perçues en Amérique ? Pourquoi ont-elles échoué ?

Il faut tenir compte du ressentiment légué par ce qui s'est passé quand l'OTAN a été expulsée de France -en 1966-, par la rhétorique employée alors. On ne mesure peut-être pas tout à fait, à Paris, les cicatrices laissées par cet épisode.

Au-delà de cette donnée, on discerne, vu d'ici, deux schémas de comportement différents, du côté français, au sujet de l'OTAN. D'un côté, il y a les forces armées françaises, qui sont considérées par nous et, particulièrement, par nos militaires, comme de premier ordre, très professionnelles, de très bons camarades de combat, des soldats vraiment bons, des gens sur lesquels on peut compter. Les militaires français sont vus comme très conscients de l'utilité de l'OTAN.

D'un autre côté, il y a ce qu'on pourrait appeler la mentalité "Quai d'Orsay" ou, peut-être, "Elysée", qui consiste à faire obstacle, presque automatiquement, à toute initiative venant des Etats-Unis. C'est presque un réflexe conditionnel, qui affecte le climat politique, notamment les délibérations de l'OTAN.

Comment comprenez-vous le fait que la France ait accepté l'engagement de l'OTAN en Afghanistan - et s'y soit engagée elle-même -, mais refusé que l'Organisation atlantique soit présente en Irak ?

Je pense que la distinction entre l'Afghanistan et l'Irak correspond au désaccord fondamental entre la France et les Etats-Unis sur la façon de réagir au 11 Septembre (2001). Aller en Afghanistan, c'était aller à la source des attentats, dans un contexte de solidarité. Aller en Irak, c'était, de fait, étendre l'amplitude territoriale de la guerre contre le terrorisme, avec, probablement, des conséquences négatives et sur la base d'une décision américaine unilatérale.

Pensez-vous que Chirac est allé trop loin quand la France a agi, en mars 2003, pour empêcher les Etats-Unis d'obtenir une majorité, au Conseil de sécurité de l'ONU, en faveur de l'emploi de la force contre Saddam Hussein ?

C'était une grave erreur de calcul politique. J'ai critiqué l'unilatéralisme de Bush et plaidé pour davantage de patience et d'internationalisme dans le traitement du problème irakien. Mais j'ai pensé, aussi, qu'au moment critique il était vain et contre-productif, pour la France, d'annoncer qu'elle opposerait son veto à une résolution du Conseil de sécurité, à laquelle l'Amérique tenait beaucoup. C'était une attitude excessivement antagonistique.

Chirac a-t-il réussi à placer la France en position de défenseur des victimes de la mondialisation, face à une Amérique qui se bornerait à en profiter de façon égoïste ?

Je pense que si la perception des Etats-Unis est négative, dans les pays pauvres, et si la France y est mieux considérée, ce n'est pas tant à cause de la façon dont Chirac a dirigé la politique française qu'à cause d'une réaction mondialement négative aux politiques menées par Bush depuis le 11 Septembre. L'Irak et, plus généralement, le Proche-Orient se sont ajoutés au rejet du protocole de Kyoto, à celui de la Cour pénale internationale, etc. Par ricochet, cela sert l'image de ceux qui critiquent l'Amérique, parmi lesquels la France est au premier rang.

Que pensez-vous de l'idée d'un monde "multipolaire"? Est-ce un nom de code pour l'anti-américanisme ?

C'est le nom de code de l'affrontement politique pour l'influence. Cela se ramène à deux propositions. Aux yeux des Américains, les Européens devraient partager davantage les efforts entrepris pour créer de la stabilité dans le monde. Aux yeux des Européens, les Américains devraient partager davantage la prise de décision. En réalité, nous avons besoin de partager le fardeau et les décisions.

Bill Clinton dit : "Nous devons faire en sorte que le monde de demain, dans lequel l'Amérique ne jouira plus d'une supériorité écrasante, soit aussi confortable, pour nous, que celui d'aujourd'hui." Etes-vous d'accord ?

C'est ce que nous pensons, pour la plupart, nous qui ne sommes pas d'accord avec Bush. Quelle sera la hiérarchie probable de la puissance en 2025 ? Il me paraît honnête de dire que, tout au sommet, il y aura toujours les Etats-Unis. Pas très loin derrière, il y aura l'Europe, si elle progresse sur la voie de son unification politique et si elle acquiert un certain degré de capacité militaire. A la troisième place, il y aura la Chine, le Japon à la quatrième et, à la cinquième, l'Inde.

Ce sera un dispositif beaucoup plus complexe que celui d'aujourd'hui, avec une seule superpuissance mondiale et un énorme écart entre le numéro 1 et le numéro 2. L'Europe n'existe pas, et je dirais, avec beaucoup d'hésitation, que le numéro 2, du point de vue de l'influence et du rôle mondial, est toujours, probablement, la Grande-Bretagne. Au troisième rang, je mettrais l'Allemagne, surtout quand elle agit de concert avec la France.

Propos recueillis par Patrick Jarreau

Ecrit par Angward, à 17:13 dans la rubrique "France et consoeur".



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