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Etats-Unis et France : pour une amitié plus sereine
Etats-Unis et France : pour une amitié plus sereine, par Lionel Jospin
LE MONDE

On explique souvent l'ambivalence de la relation franco-américaine par le fait que nos pays, toute question de puissance mise à part, ont tous deux des approches universalistes du monde, sans qu'elles coïncident toujours. C'est vrai.

Il y a peut-être une autre explication pour la difficulté que nous avons parfois à nous comprendre : l'absence d'immigration française aux Etats-Unis au XIXe et au XXe siècle. La misère et l'oppression n'ont pas été telles chez nous qu'elles aient conduit mes compatriotes à quitter massivement leur pays. Les Anglais, les Irlandais, les Italiens, les Portugais, les Nordiques, les Grecs, les Allemands, les Polonais et les populations juives d'Europe de l'Est ont nourri les grands courants migratoires venus aux Etats-Unis. Nous sommes restés étrangers au melting-pot né de la grande migration. Nous n'avons pas connu les Etats-Unis modernes de l'intérieur. Vous-mêmes n'avez jamais eu pendant cette époque à intégrer une vaste communauté française qui aurait été chez vous comme un écho de ce que nous sommes.

Mais l'histoire nous livre un autre constat tout aussi singulier et que j'ai plaisir à rappeler : nous n'avons jamais été ennemis. Vous avez été en guerre avec l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, l'Italie, la Chine, le Japon et, d'une certaine façon, avec la Russie. Jamais avec la France. Nous sommes donc des amis, mais des amis qui trop souvent se caricaturent l'un l'autre.

Pour nous défaire de ces caricatures, il nous faut refuser l'antiaméricanisme ; il vous faut ne pas céder à la francophobie. (...)

Examinons d'abord la crise irakienne puisqu'elle a mis à l'épreuve la relation et même, au dire de certains, l'amitié franco-américaine. La France, on le sait, n'a pas approuvé l'intervention militaire en Irak. Cette position française a été appuyée massivement par notre opinion publique. S'il y a eu un débat chez nous, il a concerné la forme, le style de notre diplomatie, vis-à-vis de votre pays ou de certains de nos partenaires européens. Il n'a guère donné lieu à des désaccords sur le fond.

Ecartons d'abord les interprétations erronées de notre position. Il n'y a pas, de notre part, de refus de principe d'intervenir militairement aux côtés des Etats-Unis. Nous l'avons fait en 1991 dans la guerre du Golfe. J'étais alors ministre : j'ai été favorable à cette intervention. Nous avons été présents à nouveau au Kosovo en 1999, puis en Afghanistan en 2001, lorsque vous avez frappé le sanctuaire d'Al-Qaida chez les talibans, après l'effroyable attentat du 11 septembre qui a bouleversé les Français. J'étais premier ministre à l'époque et j'ai été coauteur de ces décisions, avec le président de la République.

En ce qui concerne l'Irak, nous n'avions pas d'indulgence pour le régime de Saddam Hussein, dont nous connaissions la férocité et que j'ai toujours, pour ma part, dénoncé. Nous ne cherchions pas non plus à préserver des intérêts économiques particuliers. Nous avons, comme vous, respecté l'embargo. Et comme ce sont les entreprises américaines qui sont aujourd'hui actives en Irak, si nous avions voulu servir les nôtres, nous aurions dû vous suivre. Enfin, nous n'ignorions pas le danger possible représenté par l'Irak. C'est pourquoi nous avons systématiquement joué le jeu des inspections et des contrôles internationaux.

Il faut donc considérer les raisons effectives pour lesquelles nous n'avons pas été favorables à cette intervention militaire.

Tout d'abord, nous ne pensions pas que l'Irak était, pour les Etats-Unis comme pour l'Europe, un danger véritable. C'était un pays hostile, sans doute, mais pas une menace militaire. Un pays contrôlé depuis dix ans comme il l'était ne pouvait disposer d'armes de destruction massive. Il ne semble pas, au jour où je parle, que nous nous soyons trompés.

Ensuite, nous ne considérions pas une intervention militaire en Irak comme une suite logique des attaques terroristes du 11 septembre 2001. L'expédition en Afghanistan relevait de la légitime défense. L'Irak était un autre cas. Nous l'avons d'ailleurs dit à vos dirigeants dès cette époque quand ils ont évoqué ce projet. Les liens entre le pouvoir de Saddam Hussein et Al-Qaida étaient loin d'être évidents. Quant à la lutte indispensable contre le terrorisme, elle relevait, selon nous, bien plus d'une action globale, diversifiée et continue contre des réseaux internationaux que d'une intervention en Irak. Cette lutte, nous la menons à vos côtés depuis les premiers instants, et elle doit se poursuivre.

En outre, nous avions avec vous une divergence de principe sur le droit pour un Etat, quel qu'il soit, d'engager des actions militaires préventives contre un autre Etat, au nom d'une conception subjective et extensive de la légitime défense. Pour nous, et par référence au chapitre VII de la Charte des Nations unies, l'ONU et le Conseil de sécurité restent l'instance qui codifie et légitime le recours à la force.

Enfin, nous ne pouvions pas accueillir sans précaution l'argument ultime donné pour l'intervention : celui d'une instauration de la démocratie en Irak. Bien sûr, promouvoir la démocratie à l'échelle internationale est un objectif commun, et l'effondrement de la dictature de Saddam Hussein ne peut que nous réjouir. Mais peut-on décider une "intervention démocratique" dans un cas unique ? Et pourrait-on, sans bouleverser les relations internationales, fonder désormais un droit d'intervention militaire dans tout pays sur la nature non démocratique de son régime, en balayant le principe de souveraineté ? C'est peu vraisemblable.

Il reste à savoir aussi si la démocratie peut être exportée de l'étranger sur la base d'une intervention militaire. La comparaison avec l'Allemagne, voire avec le Japon de 1945, ne nous paraît pas pertinente. Un pays dévasté par des décennies de dictature, ethniquement et religieusement divisé, sans société civile vivante, où les partis politiques n'existent pas, où la légitimité des leaders est à construire, mais où peuvent flamber toutes les passions du monde islamique, est une terre où il sera difficile d'implanter la démocratie. Nous appréhendions donc que la paix soit plus difficile à gagner que la guerre, que le chaos soit plus probable que l'ordre, que les soldats de la coalition soient regardés plus comme des occupants que comme des libérateurs. Pour tout dire, nous craignions que l'intervention ne débouche sur une situation extraordinairement difficile et complexe. Nous y sommes.

Et nous sommes aussi face à un dilemme.

Le vôtre est le plus dramatique, car vous êtes exposés sur le terrain. Vous devez éviter un enlisement coûteux en vies humaines et en moyens que votre opinion, malgré tout son patriotisme, ne supporterait peut-être pas. Mais vous ne pouvez pas non plus quitter l'Irak dans des conditions qui démentiraient vos objectifs affichés : la démocratie dans le pays, une stabilité accrue dans la région. Il vous faut donc trouver le chemin de la réussite.

Notre dilemme est moins crucial. Car si nous n'avons pas voulu votre intervention en Irak, nous souhaitons votre succès. En tant qu'amis, en tant qu'alliés, comme démocratie, nous savons bien que votre échec serait un échec plus large. Dans le même temps, nous ne pouvons que rester fidèles aux principes et aux méthodes auxquels nous croyons pour régler les conflits dans la vie internationale.

La seule voie qui s'ouvre est celle qui consiste à transférer aux Irakiens, par le biais de personnalités aussi représentatives que possible, les éléments d'un pouvoir réel avant de demander au peuple de ce pays de se prononcer par des élections libres.

Il est trop tôt pour savoir comment se soldera l'intervention militaire de la coalition. Mais déjà une première conclusion émerge : même une puissance supérieure peut trouver des limites à son action, qui tiennent à la complexité de la réalité. En Irak, les obstacles ne sont pas de nature militaire, ils tiennent aux données culturelles, sociales et politiques, qui sont si difficiles à changer. C'est là que les arguments des intellectuels et des experts néoconservateurs se révèlent simplificateurs et dangereux car, paradoxalement pour des réalistes, ils négligent la force de certaines réalités. Ceux qui disent préférer Hobbes à Kant sont peut-être trop pessimistes sur l'état du monde, mais sans doute trop optimistes sur la possibilité pour les Etats-Unis de l'ordonner seuls.

Cette expérience cruciale en Irak, première véritable confrontation pour vous dans le monde d'après la disparition de l'URSS, nourrira certainement votre réflexion sur la façon de jouer votre rôle dans le monde. Elle peut aussi éclairer la relation franco-américaine.

La relation entre nos deux pays est sans nuages au plan bilatéral. Nous pouvons discuter des conditions de la compétition entre Boeing et Airbus, des protectionnismes comparés de nos deux agricultures, de l'"exception culturelle" française ou de la difficulté de distribuer nos films aux Etats-Unis. Il est agréable de constater, d'ailleurs, qu'entre la France et les Etats-Unis il y a peu de contentieux et pas de conflits directs. De plus, dans les panels de l'OMC ou dans les conférences ministérielles de Seattle, Doha ou Cancun, ce n'est pas avec la France mais avec l'Union européenne que les oppositions se constatent et que les négociations se mènent, puisqu'il existe en Europe une union douanière et une politique commerciale commune.

Quant à nos institutions politiques ou aux modes d'organisation de nos sociétés, ils ne font pas l'objet de disputes. Nos philosophes et nos sociologues en débattent. Ils s'interrogent légitimement sur les raisons et les formes de l'essoufflement démocratique que ressentent nos deux pays. Mais nous nous savons assez semblables dans nos valeurs et assez différents dans nos façons de les faire vivre pour ne pas avoir de raisons de chercher chez l'autre un modèle. Nous nous acceptons tels que nous sommes.

Les divergences entre nous, plus aiguës depuis l'année 2000, portent en réalité sur la vision et la gestion des relations internationales.

Le problème n'est pas celui de la puissance américaine : pour nous comme pour les autres, cette puissance est un fait. Par leur écrasante supériorité militaire, par leur poids économique, par leur avance technologique, par leur influence culturelle et linguistique, les Etats-Unis occupent dans le monde une place unique et sans précédent. Il est naturel que leur puissance s'exerce.

D'autant que, si l'Amérique est une superpuissance, elle n'est pas un empire. Son influence n'est pas, sauf exception, fondée sur une domination directe, sur une occupation physique ou sur une souveraineté imposée. Ni l'Empire romain ni celui des tsars, encore moins ceux des puissances coloniales européennes, ne sauraient servir de référence. D'ailleurs, votre organisation politique interne, son équilibre - parfois paralysant - des pouvoirs, ces fameux checks and balances, ne sont pas compatibles avec une structure impériale. En réalité, les Etats-Unis restent un Etat-nation ; mais dont la puissance n'a pas de frontières et s'exprime à l'échelle du monde.

La puissance américaine n'est donc pas discutée. Mais il y a partout un débat sur son usage. Et là commence, entre Américains et Français, entre Américains et Européens, sans doute aussi avec d'autres, un malentendu qui est lié au rapport entre l'intérêt national et les obligations internationales de chacun. Les Etats-Unis savent qu'ils ont souvent le pouvoir d'agir seuls. Ils ont constaté que leurs alliés, notamment les Européens, n'avaient pas toujours la volonté d'agir par eux-mêmes, en assumant les risques et les coûts de l'action.

Les Américains ont ainsi le sentiment de porter seuls un fardeau, en particulier au plan des dépenses militaires, pour la défense d'un certain ordre mondial. Ils pensent que cela leur confère des droits. Mais vos partenaires sont loin de toujours souhaiter que vous vous chargiez d'un tel fardeau, par exemple lorsqu'il s'agit du système antimissiles, voire de l'intervention en Irak. Les Américains se plaignent aussi d'un certain paradoxe : d'un côté, on les critique pour leur interventionnisme, par exemple en Amérique latine, de l'autre, on leur reproche de ne pas assez intervenir, par exemple entre les Israéliens et les Palestiniens.

Aussi, les Etats-Unis, qui ont été défiés le 11 septembre, qui se sentent puissants et craignent d'être entravés, ont aujourd'hui la tentation de s'affranchir de règles jugées paralysantes. Cela, bien entendu, nous préoccupe. Je comprends que les Etats-Unis puissent être surpris qu'on leur demande à la fois de dominer moins et d'exercer davantage leurs responsabilités. Mais cette exigence, irritante, ne va-t-elle pas dans le sens même de l'idée, si ancienne chez vous, que votre nation a une mission ? Et la sagesse ne consiste-t-elle pas, pour une grande puissance démocratique, à rechercher comment la poursuite de son intérêt national peut rejoindre l'intérêt général ? (...)

Plusieurs sujets (...) provoquent des interrogations entre nous et (...) justifient donc des échanges.

Le premier concerne la dialectique du Bien et du Mal. Votre pays justifie une partie de sa politique internationale par la nécessité de lutter contre un "axe du Mal". Cela surprend en France. Est-ce une conséquence de notre tradition laïque ou d'une très ancienne tendance au relativisme ? En tout cas, nous n'utilisons guère dans l'espace politique l'opposition manichéenne entre le Bien et le Mal. D'autant que les incarnations du Mal peuvent changer. Les talibans l'incarnent aujourd'hui, ce n'était pas le cas hier, quand il s'agissait de lutter contre l'occupant soviétique en Afghanistan. Il y a donc une mutabilité du Mal. Pour parler de nos adversaires au plan international, nous utilisons les mots de la politique plutôt que ceux de la morale et, en tout cas, pas ceux de la religion. Mais nous partageons avec vous la volonté de contenir les Etats dangereux ou de lutter de façon implacable contre le terrorisme.

Je ne me sens pas étranger, bien entendu, aux tentatives pour "moraliser" la vie internationale. D'ailleurs, le droit international n'est-il pas une façon de codifier des valeurs ? Mais si l'on parle du "Mal", se borne-t-il au terrorisme ? La famine, la misère de masse, les grandes endémies, les atteintes irréversibles à notre milieu naturel sont des maux tout aussi graves pour notre commune humanité. Eux aussi requièrent la mobilisation de tous.

Le deuxième sujet de débat porte sur la globalisation et la régulation économique. La globalisation de l'économie est un processus irrésistible mais ambivalent : elle favorise la croissance globale mais s'accompagne d'inégalités croissantes. Elle libère des énergies mais entraîne des conséquences négatives (mouvements de capitaux spéculatifs, recherche systématique du coût du travail le plus bas, criminalité transnationale) qu'il faut contrecarrer. Mon pays, comme le vôtre, est pleinement engagé dans le flux de la globalisation. Mais nous souhaitons qu'elle soit maîtrisée. L'économie mondiale a besoin d'un cadre stable, notamment au plan financier ; le monde doit reposer sur un commerce équitable, un partage des richesses plus harmonieux, un respect de la diversité des cultures, une préservation de la planète pour les générations futures.

Il est clair que si les Etats-Unis, avec le potentiel technologique et économique qui est le leur, s'engageaient résolument sur ces objectifs, le débat sur la globalisation deviendrait plus fructueux, les risques d'instabilité sur la planète pourraient être progressivement réduits et l'image même de l'Amérique s'en trouverait améliorée.

Troisième sujet de débat : le conflit israélo-arabe. Je ne crois pas qu'il y ait de vrais désaccords entre vous et nous sur les principes et les grands objectifs. Nous savons que vous avez dans ce domaine un rôle majeur à jouer. Nous avons d'ailleurs soutenu les efforts qu'avait accomplis votre administration précédente pour aider les Israéliens et les Palestiniens à trouver une solution politique et pacifique à leur affrontement historique. Amis d'Israël, nous défendons son droit à la paix et à la sécurité. Nous reconnaissons au mouvement national palestinien le droit de s'incarner dans un Etat. Nous condamnons de la façon la plus catégorique le terrorisme. Mais nous ne pensons pas que la politique actuelle du gouvernement israélien puisse assurer la sécurité et la paix durables auxquelles Israël aspire. C'est pourquoi nous souhaitons que les Etats-Unis et l'Europe pèsent plus fortement en faveur d'un retour au dialogue pour trouver une solution politique garantissant les droits de chacun.

Je ne crois pas (...) à la théorie selon laquelle il serait possible de "remodeler" le Proche-Orient à partir de l'Irak en imposant par la force de nouveaux régimes aux pays voisins. Mais je ne me résigne pas au statu quo dans cette région. Le monde arabe n'est pas voué à se vivre comme une victime frustrée de l'histoire. Les peuples du Proche-Orient ont besoin de connaître un mouvement de réforme englobant le mode de développement, la démocratie, le rapport de la religion à l'Etat, le statut des femmes. Pour les aider, nous devons comprendre leurs difficultés, combattre résolument les forces du fanatisme, pousser les régimes en place à l'auto-réforme, chercher à nouer le dialogue avec les forces authentiques de progrès. Or je suis convaincu qu'une solution positive du problème palestinien pourrait être un levier efficace pour favoriser l'évolution et la réforme dans le Proche-Orient et ailleurs dans le monde arabe. Dans cette hypothèse, Israël - garanti dans ses droits et sa sécurité - ne serait plus regardé comme la tête de pont d'un monde occidental perçu comme antagoniste, mais pourrait devenir un exemple de pays développé et démocratique intégré dans sa région.

Pour conclure, je dirai que rien n'empêche notre amitié d'être plus sereine. Ce que nous partageons est plus fondamental que ce qui nous distingue. Peut-être faut-il, de notre côté, exprimer nos positions sans forcément faire la leçon. Peut-être faut-il, de votre côté, mieux accepter l'idée que les différences d'opinion puissent être éclairantes.

Bien sûr, la disproportion des forces entre nous est considérable. Mais nous pouvons être plus utiles au monde ensemble si nous savons ne pas céder, nous, à la nostalgie, vous, à la griserie de la puissance.

Lionel Jospin est ancien premier ministre.Ce texte est extrait d'une conférence prononcée à l'université Harvard (Cambridge, Massachusetts), le 4 décembre 2003, et que publie intégralement le numéro 129 de la revue le débat(Gallimard), en vente à partir du 25 mars. Le Monde remercie l'auteur et le débat d'avoir autorisé cette reproduction partielle.

Ecrit par Angward, à 17:42 dans la rubrique "France et consoeur".

Commentaires :

  BEN LADEN
23-09-04
à 14:36

est ce que vous penser pouvoir me trouver vous êtes dans la merde


  Anonyme
05-12-05
à 04:10

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