Europe - Etats-Unis : l'incompréhension
La France doit avoir "une relation de confiance, de franchise, abrupte s'il le faut, avec les Etats-Unis", déclarait au Monde du 30 juillet Dominique de Villepin. C'est à peu de chose près ce que le ministre français des affaires étrangères était allé dire à l'administration Bush lors de sa première visite officielle à Washington, à la mi-juillet. Il connaît bien le pays que son prédécesseur, Hubert Védrine, avait qualifié d'"hyperpuissance", pour avoir été en poste à l'ambassade de France de 1984 à 1989. Il bénéficie donc d'un préjugé favorable au département d'Etat où, lors de sa récente visite, on ne dissimulait guère une certaine satisfaction d'être passé à l'ère post-Védrine.
Les propos du ministre français sur la nécessité pour l'Europe et l'Amérique d'œuvrer de concert afin de trouver des solutions aux grands problèmes du monde et de gommer autant que faire se peut les désaccords transatlantiques - en premier lieu sur l'Irak et le conflit israélo-palestinien - ne pouvaient qu'être bien accueillis par son homologue, Colin Powell. De même, son insistance sur le fait que "le monde est plus menacé aujourd'hui par le vertige du vide que par l'excès de la puissance"(sous-entendu américaine) était de nature à plaire à son interlocuteur. Tous deux n'ont d'ailleurs pas manqué d'affirmer que, "dans les moments critiques, la France et les Etats-Unis peuvent toujours compter l'un sur l'autre". Paris souhaite que, pour poursuivre des objectifs communs - en particulier persuader Saddam Hussein d'accepter un contrôle international de ses armements de destruction massive -, les deux capitales mettent en œuvre une "très profonde concertation". Washington doit écouter, dialoguer, accepter un partage des responsabilités dans sa guerre contre le terrorisme. En échange, expliquait M. de Villepin, tout en reconnaissant qu'il s'agit d'un travail de longue haleine, il faut plutôt "chercher ce qui unit, ne pas appuyer sur la plaie".
D'autant plus que les Américains, toujours traumatisés par les attentats du 11 septembre, demeurent hypersensibles à la critique, même amicale.
Il n'en demeure pas moins que, pour qu'un dialogue transatlantique s'avère fructueux, il faut être deux. Mais l'atmosphère à Washington ces jours-ci n'est guère à la discussion, ni bilatérale ni dans le cadre de l'OTAN. L'équipe Bush campe, droite, dans ses certitudes stratégiques et morales, tolérant mal que l'on conteste sa vision manichéenne du monde. Il ne faut pas non plus être trois : or les orientations du secrétaire d'Etat, plus ouvert aux préoccupations des Européens, sont souvent battues en brèche par les "durs" du Pentagone et de la Maison Blanche. La méfiance à l'égard du Vieux Continent et une francophobie ambiante se ressentent fortement aux Etats-Unis, faisant pendant à l'antiaméricanisme qui fleurit de ce côté de l'Atlantique.
"La francophobie a dramatiquement empiré dans cette ville depuis un an. Les éditorialistes américains accusent la France de toutes sortes de maux, y compris d'un antisémitisme millénaire" à la suite des attentats contre des synagogues au printemps, explique Simon Serfaty, du Centre d'études stratégiques internationales (CSIS), qui ajoute : "On assiste à un procès d'intention permanent contre la politique française, y compris au sein de l'administration, bien que ce soit moins le cas au département d'Etat. (...) On est angoissé face à une construction européenne en partie définie par la France dans le but d'entraver le leadership américain." Les vieux clichés ont la vie dure. Et, ajoute ce républicain modéré, des membres de cette administration très proches du gouvernement israélien d'Ariel Sharon "se demandent ce que l'on peut espérer d'une Europe qui n'a jamais aimé les juifs".
Cette méfiance - confortée par un sentiment de supériorité écrasante face à une défense européenne qui fait figure de pygmée, comparée au gigantisme de l'appareil militaire américain - s'exprime surtout à propos de la volonté affirmée depuis longtemps par Washington d'en finir avec Saddam Hussein. "Suivez-nous ou pas, faites comme vous voulez, mais ne nous emmerdez pas !", tel est le message sans nuances de l'administration, selon Simon Serfaty, pour qui un refus européen de participer à une opération militaire contre l'Irak, pis encore une opposition déclarée, donnerait libre cours à la "tentation unilatéraliste" de la Maison Blanche. Déjà indifférente envers ses alliés, dont elle avait négligé les offres de services lors de la guerre d'Afghanistan, elle risquerait d'en conclure qu'elle doit revoir son système d'alliances.
D'autant plus que l'équipe Bush n'est pas riche en experts des questions européennes ou du Proche-Orient, et qu'elle n'a jusqu'à présent pas été très efficace pour expliquer sa stratégie à ses alliés dans ces deux régions-clés. Il faudra sans doute plus, pour y remédier, que la création d'un Bureau de communication globale chargé d'améliorer l'image des Etats-Unis à l'étranger.
"PERSPECTIVE DIFFÉRENTE"
Dans une série d'articles publiés par le Chicago Tribune sur le fossé qui s'élargit entre Américains et Européens, Richard Longworth cite les réflexions de deux personnalités sur les relations entre les Etats-Unis et l'Allemagne. La première, Robert Zoellick, responsable des négociations commerciales et l'un des moins unilatéralistes de l'administration Bush, a déclaré : "Je sais qu'Allemands et Américains partagent des valeurs et des expériences. Mais la question qui se pose est de savoir si nous avons des intérêts communs. De nombreuses disputes transatlantiques (...) reflètent la réévaluation de nos intérêts nationaux dans un monde en changement et le conservatisme des Européens face aux réajustements qui s'imposent. Y aura-t-il une base pour une unité transatlantique sans une intense cohésion face à des dangers partagés ?"
L'autre personnalité, Philip Zelikow, membre du Conseil consultatif sur le renseignement international du président, a rappelé à des parlementaires allemands que Washington se préoccupe peu du fait que les Européens puissent avoir des objectifs différents, car, "dans un match de la Coupe du monde, les spectateurs et le goal ont une perspective différente".
On comprend que, dans ce contexte, Dominique de Villepin préfère insister sur ce qui unit plutôt que sur ce qui divise, qu'il monte en épingle les petits succès obtenus - comme le compromis sur la Cour pénale internationale - et qu'il affirme partager les inquiétudes des Américains face à la menace irakienne tout en assurant que la question d'une nouvelle guerre ne se pose pas. Ou pas encore. On peut se demander si cela suffira pour secouer cette atmosphère de désintérêt, voire de mépris, envers la France et l'Europe, qui se dégage de l'entourage du président Bush. Mais quel autre outil qu'une diplomatie modeste et persistante pourrait permettre d'éviter que cette incompréhension continue de croître ?
Patrice de Beer
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.08.02 du journal "le monde"