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Une archéologue turque religieusement incorrecte
    En Turquie, l'étude scientifique de civilisations millénaires peut mener tout droit au tribunal. C'est ce qu'a appris à ses dépens la doyenne des archéologues turques, Muazzez Ilmiye Cig, qui devait comparaître devant une cour d'Istanbul le 1er novembre. Cette vieille dame énergique aux cheveux gris, âgée de 92 ans, a consacré toute sa longue carrière à des recherches sur les civilisations hittite et sumérienne.

Cette dernière, datant de 4 000 ans avant J.-C, marque, selon de nombreux historiens, la fin de la préhistoire et serait l'une des premières civilisations "urbaines". Née en 1914, sous l'Empire ottoman en plein déclin, Mme Cig, à la retraite depuis 1972, a notamment permis le déchiffrage de plus de 3 000 tablettes d'écriture cunéiforme qui ont tardivement livré leurs secrets historiques.

Au cours de ses fouilles et de ses études, l'archéologue a découvert que certaines femmes sumériennes portaient sur la tête un voile, semblable à celui qu'arborent aujourd'hui des millions de musulmanes en Turquie. Ces femmes, mi-prostituées, mi-prêtresses, assuraient, à l'époque, l'éducation sexuelle des plus jeunes, dans des temples. "Le fait de se couvrir la tête est apparu bien avant l'ère chrétienne, mais pas pour des motifs religieux, a expliqué la scientifique. Il servait à montrer le rang social d'une femme. C'est juste un fait historique."

Mais soixante siècles plus tard, cette description, rapportée dans son pamphlet publié en 2005, Mes réactions citoyennes, a heurté la sensibilité de défenseurs de la morale religieuse. Les islamistes jugent déplacée la comparaison avec le voile musulman. Et un avocat d'Izmir, Yusuf Akin, a déposé une plainte contre Mme Cig et contre son éditeur, Ismet Ögütücü, de longue date dans leur collimateur. Ils tombent sous le coup des articles 125 et 216 du code pénal turc, qui punissent l'"insulte" et la "provocation à la haine raciale et religieuse".

L'archéologue sumérologue risque théoriquement jusqu'à trois ans de prison. "Si je suis jugée coupable pour cela, je n'irai pas devant la Cour européenne des droits de l'homme, a toutefois estimé Mme Cig, fervente patriote. Je ne tomberai pas suffisamment bas pour accuser mon propre pays."

Cette procédure, intentée par de supposés islamistes, fait écho aux dizaines de plaintes déposées par les ultranationalistes contre des intellectuels turcs tels que le Prix Nobel de littérature 2006, Orhan Pamuk, régulièrement accusé d'insulter l'identité nationale turque. La faille judiciaire sert à tous les règlements de comptes. Il faut dire que le port du hidjab, le voile islamique, provoque un vif débat en Turquie, pays en majorité musulman, mais farouchement laïque depuis l'avènement de la République en 1923.

Le foulard est interdit dans les universités et dans la fonction publique. Le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan aimerait assouplir ces règles au nom de la liberté de religion, mais il se heurte régulièrement aux milieux laïques républicains, qui l'accusent de vouloir islamiser la société turque.

 


Muazzez Ilmiye Cig est d'ailleurs connue pour ses prises de position contre le couvre-chef religieux. "Il y a dans notre pays une vague réactionnaire", a-t-elle déclaré à une chaîne de télévision turque. Depuis qu'elle est à la retraite, elle est même devenue une disciple zélée de Mustafa Kemal Atatürk, n'hésitant pas à envoyer des lettres de rappel à l'ordre aux différentes institutions ou, plus récemment, à s'engager en faveur du boycott des produits français, en représailles au vote des députés sur la pénalisation de la négation du génocide arménien.

Volontiers provocatrice et pourfendeuse acharnée des ennemis de la République laïque, elle s'en était notamment prise à Emine Erdogan, la femme du premier ministre, qui se couvre du hidjab en public. "Elle peut porter ce qu'elle veut à la maison, mais, en tant qu'épouse du premier ministre, elle ne peut porter ni croix ni foulard", avait-elle estimé dans une interview au quotidien Vatan.


Guillaume Perrier - Le Monde

Ecrit par Angward, à 23:18 dans la rubrique "Religion".



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